Caleb Ewan, le récidiviste, et les autres, les pratiquants

Le cas Ewan

Le 18 mai dernier, au soir de l’arrivée de Reggio Emilia, Caleb Ewan (Lotto – Soudal) se retirait discrètement du Giro. Pourtant, l’Australien n’était ni blessé ni malade, comme en témoigne sa 5e place sur l’ultime étape de son Tour d’Italie. Alors pourquoi abandonner ? La réponse est simple : pour se préserver !

A vrai dire, le natif de Sydney n’a terminé aucun des cinq Giros auxquels il a pris part, systématisant cette stratégie. A ce titre, trois de ces abandons sont des non-partances, soulignant là une claire volonté de se retirer de la course. En fait, si Caleb Ewan a d’ores et déjà disputé les trois Grands Tours dans sa carrière, il n’a terminé que le Tour de France, à deux reprises sur trois participations. En effet, en dépit de dernières semaines aussi difficiles que celles de ses consœurs, la Grande Boucle réserve aux sprinteurs un jubilé de luxe sur les Champs Elysées. Le prestige du bouquet y est bien trop élevé pour que les « grosses cuisses » puissent volontairement s’en priver.

De Van der Poel à Dumoulin, une pratique relativement étendue

Le cas de Caleb Ewan est symbolique de cette tendance tant l’Australien met fréquemment en œuvre cette stratégie, mais il n’est absolument pas isolé. L’an passé, Mathieu Van der Poel l’avait imité sur le Tour de France, après une première semaine flamboyante. A peine débarrassé du maillot jaune à l’arrivée du Grand Bornan, le néerlandais optait pour la porte de sortie, les yeux rivés sur l’épreuve de VTT des Jeux Olympiques de Tokyo, tenue trois semaines plus tard. En passant, le coureur de la formation Alpecin – Fenix eu même l’ironie de se présenter sur le podium protocolaire de départ, avant de préférer la voiture au vélo.

Comme d'habitude, Caleb Ewan a quitté le Giro à mi-course © Giro d’Italia

Comme d’habitude, Caleb Ewan a quitté le Giro à mi-course © Giro d’Italia

Enfin, il serait erroné et injuste de blâmer les seuls sprinteurs. Le phénomène de « l’abandon préservateur » touche effectivement toutes les catégories de coureurs. Rappelons-nous le cas de Fabian Cancellara sur les Tours d’Espagne 2013 et 2014. Sur chacune de ces deux éditions, le Suisse avait accroché un top 5 sur la 17e étape avant de se retirer au départ de la 18e. Les championnats du monde de contre-la-montre en tête, le bernois s’épargnait ainsi le franchissement du triptyque final de haute montagne. En 2016, il renouvela encore cette stratégie en amont de la 18e étape du Tour, pour préparer son dernier sacre olympique, crépuscule de sa carrière.

L’abandon – préservation, le mal des courses de préparation

Encore relativement rares sur les Grands Tours, ces abandons stratégiques ont largement fleuri sur d’autres courses de moindre prestige. En effet, les illustrations sont nombreuses, et touchent surtout les hommes les plus célèbres. Relevons notamment le forfait de Julian Alaphilippe au départ de la 4e étape du Tour du Pays-Basque 2019, en vue de se préserver pour les ardennaises. Citons à nouveau l’énergumène Caleb Ewan, qui a déjà usé de cette stratégie cette saison à l’occasion de Tirreno-Adriatico, souhaitant réserver ses forces pour Milan – San Remo. Mieux encore, lors des JO 2016 de Rio, le néerlandais Tom Dumoulin s’est retiré de l’épreuve en ligne après 10 petits kilomètres de course, afin de se préserver pour l’épreuve chronométrée, quatre jours plus tard !

En fait, prenez n’importe quelle course par étape hors Grands Tours, et vous observerez ainsi ration de finissants / partants ridicule. Le récent exemple de Paris-Nice, où un tiers du peloton initial a franchi la ligne d’arrivée de Nice, en est l’illustration exacerbée. Lorsqu’il n’y a pas de prestige à terminer une épreuve, comme c’est le cas sur la plupart des courses, les abandons sont alors légions. A l’inverse du traditionnel crève-cœur de la défection sur la route du Tour, ceux-ci y sont totalement normalisés, s’inscrivant même parfois dans une stratégie globale de montée en forme.

Les abandons avaient été légions lors de la dernière édition de Paris-Nice

Les abandons avaient été légions lors de la dernière édition de Paris-Nice / source : ASO – Alex Broadway

Abandonner pour se préserver, une question de philosophie

Alors que penser de tels stratagèmes ? Faut-il blâmer un insolent manque de respect aux organisateurs ou saluer le professionnalisme du coureur ? Devrait-on condamner socialement ces comportements individualistes ou banaliser cette tactique, y compris sur les Grands Tours ?

Abandonner pour se préserver, une pratique à relativiser

D’une part, si l’on se place dans la peau d’un supporter de Caleb Ewan abandonnant le Giro avant la haute montagne pour se préserver pour le Tour, on ne pourrait que se réjouir de voir notre coureur fétiche optimiser ses chances de victoire de la sorte. Ainsi placés dans un point de vue strictement réduit à la performance, nous normaliserions alors cette pratique. De même, le sacre olympique de Fabian Cancellara à Rio en 2016 ne fut aucunement décrié en raison de son forfait préalable aux dernières étapes du Tour. Au contraire, ce glorieux crépuscule de la légende suisse fut célébré comme il le méritait.

Plus largement, il faut reconnaître que personne ne s’est offusqué de la vague d’abandons et de forfaits ayant eu lieu dans les derniers jours de Paris-Nice, cette saison. Dès lors, il s’agit de reconnaître que la dénonciation, ou du moins, la condamnation des « abandons – persévération » revêt une ampleur très relative. Par exemple, elle n’atteint pas le consensus recueilli par les actes de violence ou de racisme, tels que ceux qui secouent de temps à autre le peloton. Dans les faits, cette pratique ne nuit pas à autrui… enfin presque.

Fabian Cancellara sur la route de son deuxième titre olympique, à Rio, en 2016 / Source : UCI

Fabian Cancellara sur la route de son deuxième titre olympique, à Rio, en 2016 / Source : UCI

Abandonner pour se préserver, une impolitesse notable envers les organisateurs

En effet, d’autre part, ces forfaits dénués de raison légitime nuisent au prestige de la course en question et témoignent d’un certain manque de respect envers les organisateurs. Effectivement, mettre sur pied une épreuve requièrent des quantités considérables de temps et d’argent, sans parler des efforts investis. La quitter sans pépin physique revient à déprécier et méconnaître ce travail, puisque cet acte symbolise un certain dédain. Abandonner une course pour se préserver pour une autre, c’est préférer la seconde à la première, et ne pas se gêner pour le faire remarquer. La question de ces abandons renvoie donc à la notion de politesse.

La persévérance de certains coureurs à terminer chaque course auxquelles ils participent souligne d’ailleurs la réalisabilité de la chose. A titre d’exemple, Guillaume Martin (Cofidis) n’a plus quitté une compétition sans en franchir la ligne d’arrivée depuis le mois de février 2018. Cette série de 353 jours de course sans abandon ne l’a pas empêché de s’imposer à quatre reprises. Et sa ténacité sur ce Giro, malgré une méforme reconnue, a démontré la noblesse de cet état d’esprit, à la portée de tous.

Entre organisateurs et coureurs, faire un pas vers l’autre

Par conséquent, la perpétuation et la multiplication des « abandons pour préservation » n’est aucunement souhaitable. Toutefois, cette pratique ne peut pas non plus être interdite, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Ce dilemme est notamment illustré par le cas des championnats de France. En effet, si le règlement de la FFC oblige l’ensemble des coureurs professionnels tricolores à y prendre part, il ne prévoit aucune sanction à l’encontre des réfractaires, notamment parce qu’il ne peut juger de la valabilité de leur alibi. En bref, si les absences répétées de Romain Bardet au départ de son championnat national (2021, 2019…) sont clairement regrettables pour l’intérêt de la compétition, aucune institution ne peut le contraindre à s’y résoudre.

Mieux répartir les arrivées au sprint…

Dès lors, il est nécessaire d’envisager un compromis entre coureurs et organisateurs. Effectivement, s’il n’est pas poli de se retirer avant la fin d’une course dans le seul but de se préserver, il est tout aussi compréhensible que ces pratiques se répètent avant une succession ininterrompue d’étapes dantesques. Si Caleb Ewan ne se retire pas précocement du Tour a contrario du Giro, c’est notamment en raison du jubilé des Champs Elysées. Il serait donc temps pour chaque organisateur de rééquilibrer l’alternance montagne – plaine pour éviter de créer deux courses en une. De similaires stratégies existent d’ailleurs avec les contre-la-montre, généralement bien répartis sur l’ensemble des jours de course.

Le jubilé des Champs-Elysées / Source : ASO

Le jubilé des Champs-Elysées / Source : ASO

… pour réduire ces abandons

En contrepartie, ces abandons dénués de toute raison médicale pourraient être réservés par les coureurs à des circonstances très exceptionnelles. En entame de cet article, le cas des Jeux Olympiques a notamment été mentionné. Or, leur articulation avec le Tour de France est un véritable nœud gordien. D’une part, la Grande Boucle constitue la préparation idéale dans leur optique. Mais, d’autre part, son calendrier empêche l’enchaînement exhaustif des deux épreuves. Dans cette perspective, ces pratiques pourraient donc être tolérées tous les quatre ans.

En revanche, leur systématisation, tel qu’il est le cas de Caleb Ewan sur le Giro, devrait être proscrite. Sur ce point, il revient aux organisateurs de s’emparer des canaux médiatiques pour dénoncer publiquement cette impolitesse. En ce faisant, ceux-ci pourraient notamment participer à la réduction de ces « abandons pour préservation ». Finir un Grand Tour doit rester un prestige.