Le 7 août 2019, l’allemande Fiona Kolbinger marquait l’Histoire du sport en remportant la 7e édition de la TransContinental Race, course d’endurance tracée au travers de l’Europe. En triomphant à Brest après 10 jours d’effort quasiment continu, la jeune femme de 24 ans réalisait l’exploit de battre la cohorte d’hommes lancés à sa poursuite, comme personne ne l’avait fait avant elle. Un tel succès paraissait d’autant plus étonnant qu’il aurait été parfaitement irréalisable sur une épreuve classique de cyclisme sur route, ou dans n’importe quelle épreuve physique de vitesse.

Fiona Kolbinger lors de la TCR 2019 / © TCR

Fiona Kolbinger lors de la TCR 2019 / © TCR

A Wollongong, par exemple, Remco Evenepoel a parcouru les 267 kilomètres de course à un rythme moyen de 42,5 km/h, lorsque Annemiek Van Vleuten avait roulé à 37,2 km/h sur les 164 kilomètres de course proposés aux femmes. En athlétisme, le record féminin du 100m (10s 49, réalisé par Florence Griffith-Joyner à Indianapolis en 1988) rend 90 dixièmes à la marque laissée par Usain Bolt (9s 59 à Berlin en 2009).

Dès lors, hormis dans les sports majoritairement techniques ou stratégies, on pensait femmes et hommes condamnés à concourir séparément, seule manière de s’extraire d’une hiérarchie physique des genres biologiquement présumée. Les sports d’endurance semblent aller à l’encontre de ces idées. Outre le sacre flamboyant de Fiona Kolbinger en cyclisme ultra-distance, l’ultra-trail de la Diagonale des Fous a récemment vu l’américaine Courtney Dauwalter se classer 4e de son classement scratch, après avoir longtemps été en lice pour le podium. Dès lors, comment peut-on expliquer cette réduction de l’écart de performance entre les hommes et les femmes lorsque la distance s’allonge déraisonnablement ? Les exploits mentionnés font-ils figure de cas isolés ou démontrent-ils l’existence de facteurs physiques ou psychologiques ?

Des qualités physiques rendraient les femmes plus endurantes

Les hommes supérieurs en force

Les inégalités de genre sont notamment nées des différences de force physique existant entre hommes et femmes. En effet, les femmes sont en moyenne plus petites, ont une masse maigre, c’est-à-dire une masse musculaire plus faible, en particulier au niveau des membres supérieurs (-33 à -50 %, contre -20 à -25 % au niveau des membres inférieurs) et une masse grasse supérieure (+10 %). Par conséquent, la force mesurée au niveau du haut du corps chez la femme serait de l’ordre de 40 à 60 % de celle mesurée chez l’homme, cette statistique atteignant 70 à 75% pour les membres inférieurs. Le cyclisme ou le sprint sollicitant très majoritairement les muscles des jambes, il n’est donc pas étonnant de constater des performances physiques masculines nettement supérieurs à celles des femmes.

© Ben Maxwell

Mais les femmes plus aptes à l’endurance

Du moins, ce postulat vaut surtout pour les efforts courts. En effet, lorsque l’intensité de la pression musculaire diminue pour mieux la prolonger dans le temps, d’autres qualités athlétiques deviennent primordiales. Notamment, si la masse musculaire fait la force, sa moindre présence chez les femmes améliore significativement l’efficience de leurs capacités biologiques. A ce sujet, citons trois aspects notables :

  • La consommation maximale d’oxygène (dite VO2max). Celle-ci mesure l’utilité du muscle à extraire l’oxygène du sang pour l’utiliser. Si elle est supérieure chez les hommes à niveau de forme équivalent (min.kg max chez les hommes contre 70ml.min.kg chez les femmes, soit 22% de différence), cette différence se réduit nettement lorsque l’on rapporte la VO2max au kilo de « masse maigre », appelée communément masse musculaire (10% à 12%).
  • Le rapport poids/puissance. A nouveau, en endurance, les différences de force soulignées précédemment contrebalancées par les écarts de poids. Ainsi, dans ce cadre, le traditionnel « gender gap» physique disparaît. Dès lors, hommes et femmes démontrent le même pourcentage de puissance maximale à l’atteinte de leur seuil lactique (~77%). La douleur et la fatigue n’offrent donc aucun privilège aux hommes.
  • L’utilisation des ressources. Les femmes brûlent une plus grande proportion de graisse (lipides) que les hommes au cours d’efforts de longue haleine. Cette disparité métabolique a d’importantes répercussions sur l’usure du muscle. En effet, en consommant davantage de sucres (glucides) que les femmes, les hommes épuisent plus rapidement leurs réserves de glycogène. Or, un tel état biologique est synonyme de dégradation accrue des fibres musculaires, accentuant tant la douleur de l’effort que son efficacité. Guillaume Millet, chercheur à l’université Jean Monnet de Saint-Etienne, s’est ainsi aperçu que les mollets et les cuisses des finishers masculins de l’UTMB étaient plus fatigués que ceux de leurs concurrentes.
© Frank Cone

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Mais en endurance, la psychologie serait décisive

L’histoire révélatrice de Jasmin Paris

Néanmoins, ces facteurs physiologiques ne constitueraient pas l’explication majeure à l’égalisation du niveau femme-homme lorsque l’effort se prolonge. Au contraire, leur ténacité psychologique est davantage évoquée par les chercheurs et sportives elles-mêmes. A ce titre, l’histoire de Jasmin Paris s’avère particulièrement révélatrice. Engagée sur l’édition 2019 de la Spine Race, une course d’ultratrail longue de 430 kilomètres, courue en plein hiver, la britannique s’était élancée quelques mois seulement après son accouchement, avec la pénalité notoire de devoir régulièrement tirer son lait pour allaiter sa toute jeune fille.

Pourtant, à l’avant dernier check-point, elle est la dernière à résister à l’Espagnol Eugéni Rosello Solé, vainqueur de l’édition 2013. Les deux concurrents ont l’opportunité de s’arrêter aussi longtemps qu’ils se l’autorisent, comme il est de coutume dans les épreuves d’ultra-distance. Cela fait 54h qu’ils sont partis. Jasmin Paris en a dormi moins de 3. Elle souffre d’hallucinations inhérentes à son état de fatigue. Pourtant, elle ne se repose pas, mange, et repart, lorsque son concurrent s’est endormi. 119 kilomètres et 30 heures plus tard, elle devient la première femme à remporter l’épreuve, emportant son record au passage. Son dauphin ne franchit la ligne que 15 heures après. Rosello Solé, lui, s’est effondré à six bornes de l’arrivée. Destins croisés.

Jasmin Paris en 2015

Jasmin Paris en 2015

Invitée à se prononcer sur les raisons de cette prouesse, Jasmin Paris déclara « d’après ma propre expérience, plus je cours, plus je peux être compétitive avec les hommes. Plus on avance, moins il est question de force et de puissance aérobie. Pour moi, il s’agit surtout de savoir ce que l’on a dans la tête, il faut savoir prendre soin de soi, être capable de faire plusieurs choses en et de savoir jongler. ». Il est vraisemblablement là le secret des femmes.

La psychologie, déterminant majeur en endurance

Fiona Kolbinger, Courtney Dauwalter ou encore Jasmin Paris, toutes présentent un terrible instinct de « killeuses », une infaillible force mentale, une résilience inouïe. Lorsque les muscles hurlent à la mort, cette faculté s’avère effectivement déterminante. En endurance plus que dans toute autre discipline, la résistance à la douleur, à la fatigue, à l’ennui, apparaît comme la clé du succès. « Environ 50% [de la victoire] se joue dans la tête » confirme Jasmine Paris. « Lorsque vous courez 24 heures ou plus, vous traversez des périodes où vous vous sentez mal. Le principal défi consiste donc à traverser ces phases et à en sortir pour se sentir mieux à nouveau. Il s’agit de la capacité à bloquer l’inconfort et à le surmonter, ce qui se rapproche beaucoup de la méditation. », ajoute-t-elle au micro de The RedBulletin.

L’organisation et l’ego seraient également deux notions à prendre en compte dans l’explication. En effet, le traditionnel ego masculin, nourri par les discours et représentations sociales dès la plus jeune enfance, pousse les hommes à surestimer leurs forces, notamment en début de course. De même, l’instinct de préservation et d’organisation féminin permet aux femmes de « savoir quand enfiler un gilet avant que les mains soient trop frigorifiées pour utiliser la fermeture éclair », pour reprendre les mots de Claire Maxted, coureuse et ancienne éditrice de TrailRunningMag.

Lael Wilcox a également remporté la TransAmBikeRace en 2016

Lael Wilcox a également remporté la TransAmBikeRace en 2016

Dès lors, la démocratisation galopante du sport féminin devrait tendre à multiplier de tels exploits au cours des prochaines années. Si la mixité ne sera probablement jamais rétablie sur les épreuves classiques, les facultés d’endurance nécessitées par l’ultra-distance permettent bel et bien de rebattre les cartes du genre. Psychologie et consommation de ressources constituent donc deux axes de travail à explorer pour la gent masculine, car lorsque les muscles couinent, force et ego ne suffisent plus.