« On a envie de plus de suspense », déclarait Christian Prudhomme, directeur du Tour de France, au terme de l’édition 2018 de la plus grande course du monde. Si le monarque venait de changer, Christopher Froome transmettant sa couronne à son compatriote Geraint Thomas, la maison restait la même : la Sky. L’année suivante, l’écurie britannique enfonçait encore le clou, par l’intermédiaire du Colombien Egan Bernal cette fois, pour afficher la statistique hégémonique de six Grandes Boucles en sept ans. « Le problème actuel du vélo, ce n’est plus le dopage, c’est l’argent. », lâchait ainsi un manager anonyme à Libération. De quoi faire naitre l’idée d’un salary cap, ou « plafonnement de la masse salariale » en bon français.

TDF 2018 © ASO / Alex Broadway

TDF 2018 © ASO / Alex Broadway

Effectivement, si l’équipe de Dave Braidford n’a pas été épargnée par les soupçons au cours de la dernière décennie, aucun élément probant n’a pu lui être rétorqué à cet égard. En revanche, son budget traduit une supériorité incontestable en matière financière. En effet, propriété de la riche famille Ratcliffe, l’écurie anglaise mène largement le Big 3 (50M d’euros), devant le Team UAE (35M d’euros) et la Jumbo-Visma (27M d’euros). Un tel budget est même égal à ceux d’Astana, Alpecin Fenix, Bike Exchange et Arkéa-Samsic réunis.

Cet avantage permet ainsi au Team INEOS de s’offrir les services des gregari les plus luxueux du peloton, à l’instar d’un Michal Kwiatkowski, champion du monde en 2014 et désormais équipier de Geraint Thomas et consorts. Son salaire est même supérieur à ceux de Wout van Aert (Jumbo-Visma) et Julian Alaphilippe (Quick-Step Alpha-Vinyl), pourtant leaders incontestables dans leur équipes respectives. De pareils bilans pourraient également être tirés pour les Teams Jumbo-Visma et UAE Emirates.

Dès lors, l’instauration d’un salary cap en cyclisme serait-elle faisable et opportune ?

Le salary cap apparaît faisable dans le cyclisme

Comme mentionné en introduction, les dispositifs de salary caps se traduisent donc par des systèmes de plafonnement des salaires individuels ou des masses salariales. Ces mesures sont largement démocratisées aux Etats-Unis, où elles régissent notamment les ligues de basket (NBA), football américain (NFL) ou encore de hockey sur glace (NHL), en dépit d’importantes différences dans leur application. Naturellement, ces dispositifs sont au service d’une équité accrue entre les équipes, en empêchant les plus fortunées de prendre outrageusement le large. Par exemple, en MLS (championnat américain de soccer, ou football), ce plafond empêche des clubs comme Atlanta ou les deux écuries de Los Angeles d’exploiter l’intégralité de leur manne financière et ainsi maintenir un certain équilibre sportif.

En cas de dépassement, de sévères sanctions peuvent être appliquées à l’encontre des clubs contrevenants. Pour illustration, en 2012, la NFL a réduit le salary cap des Redskins et des Cowboys de 46M. Soit quasiment la moitié. Ça calme. Plus récemment, la Formule 1, portée par ses promoteurs américains, a infligé une amende de 7 millions d’euros à l’écurie Red Bull (sur un budget de 383M€), championne du monde en titre, pour sanctionner ses manquements envers le tout nouveau « budget cap ».

© Thomas Maheux / ASO

© Thomas Maheux / ASO

Et si les dispositifs de plafonnement envahissent aujourd’hui l’Europe (Serie B, Rugby, etc…), il faut rappeler que l’UCI applique déjà la politique inverse en Women World Tour. En effet, afin de combler l’écart de rémunérations entre les branches féminine et masculine du cyclisme, l’instance internationale instaure chaque année un salaire et un effectif minimum pour les équipes membres de la première division. Ce plancher rejoindra d’ailleurs en 2023 celui fixé pour les coureurs des UCI ProTeams masculins, soit 32 100 € annuels. Dès lors, l’ajout d’un plafond complémentaire serait tout à fait envisageable pour l’UCI.

David Lappartient : « Le salary cap est un objectif à moyen terme »

Et si l’UCI peut le faire, elle veut le faire ! En effet, dès 2018, au moment du paroxysme de l’hégémonie Sky, David Lappartient, fraîchement élu président de l’Union Cycliste Internationale, se prononçait en sa faveur. « Le salary cap est un objectif à moyen terme », affirma-t-il ainsi. « L’idée est qu’on puisse avoir des bons coureurs dans chacune des équipes. Qu’on n’ait pas une concentration des moyens dans une seule équipe. Et faire en sorte qu’on ait des leaders dans chaque équipe et que la course soit plus intéressante. C’est ça l’objectif. Ce n’est pas d’embêter untel ou untel. »

David Lappartient © Clara Langlois Lablatinière / ASO

David Lappartient © Clara Langlois Lablatinière / ASO

Depuis, plus rien… jusqu’à ce que ce même David Lappartient ne remette le sujet sur la table au printemps dernier, quelques semaines après la sensationnelle démonstration de force de la Jumbo-Visma dans le final de la dernière étape de Paris-Nice. En effet, dans un entretien accordé au média néerlandais Wielerflits, le président du conseil départemental du Morbihan expliquait « Nous élaborons maintenant une feuille de route pour nous attaquer ensemble à ces problèmes dans les années à venir. Nous ne voulons pas que tous les bons coureurs soient dans quelques équipes. ». Et si David Lappartient annonçait des discussions courantes entre l’UCI et l’AIGCP (Association Internationale des Groupes Cyclistes Professionnels), le syndicat des Pro Teams, il précisait néanmoins que ces instants n’étaient pas « encore prêtes à entrer dans les détails » à propos des modalités du salary cap.

Toutefois, le nombre de veto players étant faibles dans l’histoire (INEOS, UAE, Jumbo-Visma et peut-être Quick-Step), il semblerait qu’il ne s’agisse plus que d’une question de temps avant que la logique du chéquier soit remise en cause.

Le salary cap ne porte pas l’assurance de remédier aux problèmes du cyclisme

Néanmoins, le plafonnement salarial ne porte pas l’assurance d’être le sauveur du cyclisme. Au contraire, il présente quelques risques économiques et pourrait être tout à fait inefficace selon ses modalités.

Si le fair-play financier imposé par l’UEFA aux équipes européennes de football avait fait émerger la menace d’une « Super League » semi-fermée et indépendante, le cyclisme semble à l’abri de ce côté-là. L’initiative Velon, née d’une dizaine d’équipes en 2014, a ainsi fait flop dans son ambition de concurrencer l’UCI. En réalité, le risque induit par l’instauration d’un salary cap se situe plutôt au niveau de la sphère économique. En effet, comme on le remarque à chaque intersaison, les sponsors sont très volatiles dans ce milieu. Or, rappelons-nous la phrase de Jerry Jones, riche propriétaire d’une franchise de NFL : « Vous ne voudriez pas voir la taille du chèque que je serais prêt à remplir s’il garantissait un Super Bowl aux Dallas Cowboys ». Si l’avantage de leur investissement était brutalement réduit, INEOS, Quick-Step ou les Emirats-Arabes-Unis poursuivraient-ils leur engagement ? Rien n’est moins sûr.

Si elle bénéficie d'un budget de 25M d'euros, la Quick-Step s'appuie avant tout sur sa force collective

© Quick Step Alpha Vinyl

Enfin, il faut s’interroger sur la réalité des effets qu’apporterait la mise en place d’un salary cap en cyclisme. Certes, ceux-ci dépendent intrinsèquement du niveau du plafond que fixerait l’UCI. Mais l’instance internationale aura-t-elle le courage de l’abaisser jusqu’à 25M d’euros, pénalisant ainsi le Big 3, divisant par deux la capacité salariale d’INEOS-Grenadiers ? Dans tous les cas, il est possible que l’attraction pour les effectifs les plus solides persistera, et la saison de Christophe Laporte en est la preuve. Aux Etats-Unis, le soft cap instauré par la NBA n’a pas empêché les Warriors de Golden State de se hisser en tête de la Conférence Ouest pendant cinq ans d’affilée, entre 2015 et 2019.