Bernard, selon vous, Fabian Cancellara peut-il perdre Paris-Roubaix dimanche ?
Logiquement, vu ce qu’il a démontré au Tour des Flandres et la manière dont il a couru, ce sera l’homme fort de Paris-Roubaix. À mon avis, il ne peut perdre que sur des incidents : une chute ou une crevaison. Autrement… Surtout, il l’a dans la tête et ça, c’est très important. Au 1er janvier, il faut savoir ce que l’on veut faire. À partir de ce moment, on se prépare bien et on fait tout ce qu’il faut pour gagner. C’est mon favori.

Qu’est-ce qui vous impressionne le plus chez lui ?
C’est surtout la manière dont il gagne. Il n’est pas hyper protégé comme d’autres coureurs peuvent l’être. Prenez l’exemple du Tour des Flandres : il est seul face aux quatre Omega Pharma-Quick Step. À l’époque, nos équipiers faisaient le travail pendant les 150 premiers kilomètres et c’était à toi de te démerder dans les 100 derniers ! Dans ces cas-là, il ne faut pas se poser la question : tu es là pour gagner. Il faut être un tueur, un tigre. Les autres sont faits pour être bouffés. À partir du moment où tu as ça en tête, tu es extrêmement fort.

Sera-t-il seul contre tous ?
Vu ce qu’il a fait au Tour des Flandres, oui. Mais quand tu es le plus fort, tu t’en fous ! Il faut qu’il fasse sa course. Qu’il essaye de garder des équipiers le plus longtemps possible, ne serait-ce que pour le protéger sur des portions plates. Quand il voudra mettre les gaz, il le fera.

Quel adversaire doit-il craindre le plus ?
Tous. Ça peut partir dès le départ. Une échappée peut prendre dix ou quinze minutes. On a déjà eu des vainqueurs de Paris-Roubaix partis de très loin. Il faut bien connaître les coureurs qui sont devant, et leurs capacités. Les surprises sont cependant possibles. Comme Frédéric Guesdon en 1997. Il l’avait remporté chez les amateurs, mais il y a 100 kilomètres de plus chez les pros.

Pour la première fois depuis Greg LeMond, un ancien vainqueur du Tour de France sera au départ de Paris-Roubaix. Que vous évoque la présence de Bradley Wiggins ?
C’est un choix qu’il a fait. En revanche, il n’est pas sûr qu’il soit au départ du Tour. Il s’est sans doute mis en tête de gagner une classique, chose qu’il n’a pas réussie pour le moment. Pour lui, c’est un objectif. Je ne sais pas de quoi il est capable. Quand tu es dans un grand jour, tu peux te permettre plein de choses. Si tu n’as pas d’ennui et que tu sais te placer, ça peut marcher. Il n’a pas une vraie connaissance des pavés. Le Tour des Flandres lui a permis de reprendre goût aux pavés. Ce n’est pas une mauvaise préparation. Ça lui a permis de se situer par rapport aux autres.

Nous sommes pourtant à une époque où les coureurs de Grands Tours ne participent plus à ces monuments…
C’est la génération qui est comme ça. J’étais capable de gagner des classiques au printemps et des Grands Tours. Aujourd’hui, qu’est-ce qui dit qu’on ne pourrait pas le faire ? Peut-être est-ce parce qu’il n’y a pas le champion hors pair qui veut tout gagner, pas de cannibale ? Mais il n’y a aucune raison de ne pas le faire. Les courses ne sont pas plus dures, elles se courent aussi vite qu’avant. Les distances du Tour sont moins longues, les coureurs ont deux journées de repos, et tout est mieux organisé. Les conditions de vie sont nettement meilleures. À l’époque, on dormait dans des dortoirs de quatre-vingts personnes ! Aujourd’hui, ce ne sont plus les mêmes conditions. À l’arrivée, les coureurs montent directement dans le bus et c’est fini. Tu n’es plus en contact avec le public et c’est un peu dommage.

Que faut-il pour gagner cette course si particulière ?
L’envie de gagner. Si tu viens à Paris-Roubaix avec l’ambition de faire un Top 10, tu ne gagneras pas. C’est peut-être ce qui manque aux adversaires de Cancellara. Ils sont défaitistes. Ils ont une véritable hantise quand ils le voient arriver. Si on l’appelle Spartacus, ce n’est pas pour rien ! Les autres ont la trouille, tout simplement. Je ne sais pas si j’ai créé ce même climat à mon époque. Mais mes adversaires savaient que je n’allais pas leur faire de cadeau. J’allais exploiter la moindre erreur. Tu es sur le qui-vive en permanence. C’est presque un jeu. Toutes les occasions pour gagner sont bonnes.

C’est ce qui vous animait lors de votre victoire en 1981 ?
Non, mais j’étais champion du monde. Je me suis entraîné plus que d’habitude. Je suis arrivé en forme beaucoup plus tôt que les autres années. J’en ai profité.

Au terme d’un sprint d’anthologie de presque 500 mètres…
Oui, mais je termine 4ème l’année précédente en faisant le même sprint. J’ai regardé d’où venait le vent et j’ai fait mon sprint. D’un autre côté, en 1981, j’ai de la chance. Je crève deux fois dans le premier secteur pavé, à chaque fois avec un coéquipier près de moi qui me donne une roue. J’ai aussi contourné d’autres obstacles. Comme quand la voiture de Félix Lévitan est bloquée sur un secteur pavé et que je la contourne en passant derrière le public. Il y a des jours où tu connais un état de grâce. J’avais l’impression que tout était facile ce jour-là.

Vous n’avez pas été déstabilisé par votre chute à la sortie du Carrefour de l’Arbre ?
Non, jamais. Tu ne sais pas si tu vas gagner. Je me suis retrouvé avec tous les meilleurs : Francesco Moser, Hennie Kuiper, Roger De Vlaeminck, Marc Demeyer et Guido Van Calster. Quand je suis entré sur le vélodrome, je me suis dit que j’avais une chance de gagner. J’ai adopté la même tactique que l’année précédente, en accélérant de plus en plus. Je ne me suis pas occupé du passé sur Paris-Roubaix des coureurs qui m’entouraient. Quand je suis passé professionnel, on m’a parlé d’Eddy Merckx. Je me suis dit qu’il était comme moi. Qu’il avait deux jambes et une tête et qu’il s’en servait. Moi aussi. C’est peut-être ça ma force : je n’ai jamais connu la peur. En compétition, je ne connais pas.

Jugez-vous encore que Paris-Roubaix est une hérésie comme vous l’aviez affirmé à l’époque ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que si tu tombes à Paris-Roubaix et que tu te casses quelque chose, tu ne peux pas gagner le Tour ! Prendre le risque de faire Paris-Roubaix, de chuter et de rater le Tour, ce n’était pas pour moi. Je préférais le Tour. Par contre, un Gilbert Duclos-Lassalle, un Marc Madiot, un Roger De Vlaeminck, un Francesco Moser ou aujourd’hui un Fabian Cancellera ou un Tom Boonen, savent qu’ils ne peuvent pas gagner le Tour. Donc, ils ciblent un objectif qu’ils sont capables d’atteindre.

Votre participation lors de l’année de votre victoire ne doit donc qu’à votre titre de champion du monde ?
Il faut savoir qu’à l’époque les organisateurs nous obligeaient à faire Paris-Roubaix ! Je ne l’ai jamais vraiment préparé. J’ai dû le finir trois fois : je fais 11ème, 4ème et 1er. Ensuite, j’ai dit au revoir et je m’en fichais éperdument.

Propos recueillis à Roubaix le 11 avril 2014.