« Le Tour avait besoin de Blondin, Blondin avait besoin du Tour, c’était un échange complémentaire », raconte Jacques Augendre, qui partageait son quotidien à bord de la voiture de L’Equipe. Formidable géniteur de la littérature sportive, Antoine Blondin a raconté le Tour, entre 1954 et 1982, comme personne ne le fera plus jamais. Un jour sur deux, nous partageons avec vous les chroniques savoureuses du voyageur de la voiture 101.

Roubaix, 4 juillet 1967 – Depuis l’intrépide Ulysse, toute odyssée digne de ce nom comporte un crochet par les Enfers. Comme une pièce de velours côtelé (du velours d’Amiens, je présume ?), rapportée tant bien que mal sur un long ruban de tissu nettement anthracite, un petit coin d’Enfer était donc proposé hier au bouillant Polidori et à ses compagnons pour satisfaire aux nécessités du genre. Ceux qui étaient moins satisfaits, c’étaient précisément les protagonistes appelés à cette incursion au funeste séjour, soit qu’ils l’eussent déjà arrosé de leur sueur et de leur sang, soit qu’ils s’en fissent une vision d’horreur, l’imagination ici dépassant l’expérience.

Depuis deux jours, on entendait les dents claquer, et pas seulement celles des pédaliers ;  on pouvait voir les membres des pelotons épars s’entrechoquer sinistrement dans le désir de se ménager en vue de l’expédition, ou la devancer au contraire pour en pallier les ravages implacables. Les chroniqueurs, appelés à l’aide, avaient renchéri sur la trompette et sur la lyre. Il ne faisait aucun doute que les champions à la sandale légère qui parviendraient au terme de l’étape s’égaleraient aux demi-dieux. Le trophée de la Hure d’Argent, qui appartient désormais à la mythologie sportive, au même titre que la Toison d’or, devait permettre au vainqueur de faire bon visage.

Les Anciens ont longtemps disputé le point de savoir si l’Enfer se situait en-dessous ou au-dessus. La notion de « sombre royaume » qu’on introduit pour le qualifier ne saurait apporter aucun éclaircissement, tout au moins dans le pays noir entre Cambrai et Moncheaux et si l’on vous dit que Demain il-fera-jour, n’imputez la lueur qui s’élève en ces lieux qu’aux clartés de l’esprit et du cœur. En revanche, qu’il vous suffise d’avoir vu une fois une troupe de coureurs escalader la côte du cimetière de Mons-en-Pévèle, le doute ne vous sera plus permis : il s’agit bien d’une montée aux Enfers, et effectivement, Dante, pourtant grand reporter, n’avait rien vu.

Comme au retour de la guerre de Troie, un trop lourd butin encombrait les bagages de Polidori et de son mentor Gastone Nencini : écharpes diverses, étoffe d’émeraude et ce maillot jaune, pareil à la tunique de Nessus, qui semble brûler, au bout d’une journée, le présomptueux qui s’en empare. La marche de la colonne s’en trouvait freinée à travers des contrées où le règne de la petite reine est si bien assuré qu’elles s’ouvraient avec un enthousiasme jamais démenti. Depuis que la Bretagne n’est plus exactement la terre des cyclistes, je connais peu d’éléments qui fusionnent aussi harmonieusement qu’un paysage du Nord et une course à bicyclette. Sur un fond de terrils et de crassiers, se découpant sur le panache volcanique des hauts fourneaux, le peloton trace un trait, comme japonais, que des milliers de regards gloutons prolongent à l’infini de la plaine. On dirait que les coursiers, jaillis de la mine dans le halètement des laminoirs, sont des soldats de plomb, une industrie locale. Et justement ces peuplades chaleureuses ont leurs idoles dont le nom s’étale sur les calicots. Mais la ferveur chez eux n’étouffe pas la compétence, ni la fidélité des grâces de l’accueil. On peut voir encore aujourd’hui, dans le bourg de Saulzoir, qui est loin d’être une capitale, une inscription de l’époque néo-gimondienne. On la trouvera parfaitement calligraphiée à l’entrée d’un hameau qui compte deux ou trois fermes et la cheminée d’usage. Elle proclame : « honneur aux étrangers ! », rare disposition empruntée à l’Antiquité par des gens qui ne sont pas étrangers à l’honneur.

Mais les choses n’allaient pas tarder à se gâter. Un peu plus loin, un panneau de circonstance avait beau annoncer : « fête rurale », le sage n’ignore pas que les dieux trompent ceux qu’ils veulent perdre. A peine avions-nous franchi le seuil étroit qui sépare le Styx et le coron que des vapeurs sulfureuses, comme des nuages de poussière, commencèrent à tourbillonner dans l’air, réduisant les aventureux compagnons à l’état de fantômes flottants. A chaque instant, dans les stridences des conques routières, il se faisait un grand holocauste d’entrailles et de boyaux. On entendait tantôt gémir, tantôt hurler et certains invoquaient les excréments humains dans l’espoir de se frayer un chemin. Nous étions bien au domaine des ombres.

C’est à peine si, dans une déchirure blafarde, nous pûmes apercevoir deux pancartes marquées « Erré », lugubre impératif qu’on adresse aux âmes errantes. Cette vision, surgie au 123ème kilomètre, fut la dernière avant que Félix Léviathan enjoignît aux malheureux mortels que nous sommes d’appuyer sur les dédales et de nous égarer, loin des héros, dans un labyrinthe plus hospitalier.

Cela ne nous a pas empêché de retrouver à Roubaix, capitale du fil, notre peloton d’Ariane. Il revenait d’où l’on ne revient généralement pas, mais il est vrai qu’il en revenait justement à tombeau ouvert.

Antoine Blondin