Un jour sur deux, Daniel Mangeas, l’inimitable voix du Tour, nous confie ses mémoires de speaker, lui qui fut témoin pendant quarante ans de toutes les arrivées d’étapes du Tour de France. Il tirera sa révérence au terme de la 101ème édition le 27 juillet.

« Nous sommes dans le Tour 1975. Eddy Merckx reste sur cinq victoires dans la Grande Boucle et chacun pense qu’il va se diriger vers un nouveau succès, le sixième, ce qui lui permettrait d’être le recordman absolu de victoires dans le Tour de France. La quinzième étape relie Nice à Pra Loup. Merckx est en tête. Rien ne laisse à penser qu’il sera rejoint, battu. Sur la ligne d’arrivée d’où je commente la course, on voit Felice Gimondi et Bernard Thévenet à l’écran… puis on a une panne d’image. Quand l’image revient, on retrouve alors Bernard Thévenet. Mais ce décrochage a plongé tout le monde dans le flou. On ne sait plus qui est vraiment en tête.

Il nous faut attendre les derniers hectomètres pour comprendre que Thévenet est en train de s’imposer dans cette étape de Pra Loup et de faire basculer la course. Ce sentiment d’incompréhension cède sa place à un sentiment de joie. Car le dernier vainqueur français du Tour remonte à Roger Pingeon en 1967. L’histoire du Tour 1975 s’est écrite un peu chaque jour, mais pour moi elle s’est un peu plus écrite à Pra Loup qu’ailleurs.

Avec Merckx, un Tour de France n’est cependant jamais fini, même s’il a été touché physiquement l’avant-veille après avoir reçu un coup de poing au Puy de Dôme. C’est un gagneur qui n’est pas du genre à se satisfaire d’une place de 2ème : il se battra jusqu’au bout et le fait qu’il soit allé jusqu’à Paris n’aura que rehaussé la victoire de Thévenet, qui aura dû rester vigilant jusqu’au dernier kilomètre. Tout champion a son zénith, tout champion a son crépuscule. Même s’il a réalisé de belles performances par la suite, le sommet de la carrière d’Eddy est passé en 1975. Il n’est jamais revenu à son niveau du début des années 1970. C’était annonciateur des débuts d’un changement de règne. On avait déjà senti à la fin du Tour 1974 qu’il n’était plus aussi dominateur qu’en 1970. Le Tour 1975 n’a fait que confirmer ce que l’on pressentait. C’est un événement marquant qui fêtera ses 40 ans l’année prochaine.

Après cet épisode, il y a une effervescence énorme autour de Bernard Thévenet. Des banderoles fleurissent partout pour l’encourager. Parce que c’est un Français en maillot jaune, qui plus est d’une marque de cycles française, Peugeot. On se rend compte de l’enthousiasme que cela soulève sur le Tour, mais plus encore sur les critériums. Sur les pistes de Gand ou de Cherbourg, c’est une France en jaune qui accueille Bernard Thévenet. C’est du niveau de la Virenquemania ou de la Voecklermania il y a quelques années de cela.

Pra Loup est un moment d’autant plus fort que nous sommes à quelques jours de l’arrivée finale, la première sur les Champs-Elysées. C’est un rendez-vous très attendu. Du cadre feutré de la Cipale, on passe à la plus belle avenue du monde. C’est une victoire pour le Tour de France et pour le cyclisme que de s’imposer dans ce site merveilleux. Quand on y arrive, c’est impressionnant ! Ces Champs-Elysées qui nous appartiennent, complètement sonorisés… Je revois les coureurs. Je revois aussi le Président Valéry Giscard d’Estaing qui va remettre le maillot jaune à Bernard Thévenet. La fête aurait pu être encore plus belle puisque Robert Mintkewicz, un coureur nordiste, termine 2ème derrière Walter Godefroot. C’est un Belge qui s’impose donc, peut-être une manière de venger Eddy Merckx. »

Daniel Mangeas