Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

PROLOGUE

« Finalement, dernière chose, je dirai aux personnes qui ne croient pas au cyclisme, aux cyniques et aux sceptiques : je suis désolé pour vous. Je suis désolé que vous ne puissiez pas rêver en grand. Je suis désolé que vous ne croyiez pas aux miracles. »
Lance Armstrong, 2005, discours de victoire sur le Tour de France.

Le grand départ. Ma première discussion avec Lance Armstrong eut lieu dans le jardin du château de la Commanderie, à 15 kilomètres environ au sud de Grenoble. L’après-midi était bien entamé, ce mardi 13 juillet 1993, jour de repos sur le Tour de France. Avec ses arbres et ses arbustes, ses chaises en fer forgé et ses tables surplombant la piscine, le cadre n’aurait pas pu être plus idyllique.

À une table proche, le coéquipier d’Armstrong, Andy Hampsten, était assis avec des amis. Un peu plus loin, un autre journaliste interviewait le grimpeur colombien de l’équipe, Alavaro Mejia. Armstrong et moi étions assis à l’ombre. Nous avons discuté plus de trois heures. Il a parlé la plupart du temps mais il avait beaucoup de choses à raconter et j’avais un livre à écrire.

C’était la force de sa personnalité qui vous frappait le plus. C’était comme une vague s’écrasant et vous emportant avec elle. Il avait 21 ans mais ne ressemblait pas à la plupart des jeunes gens de cet âge. Si cela avait été le cas, il aurait parlé de l’excitation de courir son premier Tour de France. Beaucoup de jeunes sportifs connaissent les clichés que nous aimons recycler. Il n’évoqua ni l’excitation, ni l’honneur, rien de semblable à cela. Les patrons de l’équipe lui avaient dit qu’il était sur ce Tour pour apprendre mais il ne voyait rien de bon là-dedans. Il voulait gagner tout de suite. Je suis Lance Armstrong, tu vas te souvenir de mon nom. Alors qu’il traçait sa route, tournant le dos au passé et fonçant vers son avenir, j’étais à ses côtés et de son côté.

« Tu dois voir ce gamin, ai-je dit ce soir-là, pendant le dîner, à mon ami Paul Kimmage, un confrère journaliste et ancien coureur du Tour.
– Pourquoi ?
– Il est différent. Il a le feu en lui. Il va remporter beaucoup de courses et il est très ouvert. Attends de le rencontrer.
– Tu t’emballes toujours trop vite », répliqua Kimmage.

J’étais arrivé sur le Tour de France pour la première fois onze ans plus tôt et j’en étais tombé amoureux. Pour le journaliste sportif, le coup de foudre est un hasard de la vie. Ce voyage initial couvrit les deux derniers jours de course en 1982 ; le transport en bateau de Rosslare, dans le sud-est de l’Irlande, jusqu’au Havre, une portion en voiture pour rattraper l’avant-dernière étape et l’arrivée sur Paris avec l’épreuve sur les Champs-Élysées.

J’avais voyagé avec quatre personnes, en partant de Carrick-on-Suir, la ville natale de Sean Kelly, qui était alors l’un des meilleurs cyclistes au monde. La fiancée de Kelly, Linda Grant, faisait partie de notre groupe, de même que son père Dan et Jim O’Keeffe, un commerçant local. À l’époque, le cyclisme professionnel n’était pas une grande affaire en Irlande. Kelly avait réussi à remporter une étape du Tour de France mais c’est tout juste si le résultat avait figuré dans une page sportive. À Carrick-on-Suir, O’Keeffe était le mieux informé de notre groupe car il savait comment régler la radio pour capter une station française et obtenir régulièrement des nouvelles du Tour. Si le héros local brillait, le commerçant local en était le premier informé.

Un après-midi, O’Keeffe apprit la victoire de Kelly sur une étape du Tour. Ce devait être celle jusqu’à Thonon en 1981. Transporté de joie, il abandonna son magasin et marcha le long de Main Street, espérant rencontrer quelqu’un à qui annoncer la nouvelle. Dans la direction opposée apparut Neddy, l’oncle de Kelly, qui poussait sa bicyclette.

« Neddy, dit O’Keeffe, tu ne vas pas le croire. Je viens tout juste d’entendre que Sean avait remporté l’étape du jour sur le Tour de France. »

Après avoir pris une seconde pour digérer la nouvelle, Neddy répliqua : « Pourquoi ne l’emporterait-il pas ? Il ne fait rien d’autre à part rouler sur ce vélo. »

Apprendre aux Irlandais qu’ils avaient produit un athlète de classe mondiale nommé Sean Kelly devint ma première croisade. Mais l’attitude des Irlandais face aux prouesses de Kelly était telle que les choses mirent du temps à changer. L’année suivante, je pus seulement me rendre sur le Tour de France en posant deux semaines de vacances et en prenant le risque considérable de rouler à l’arrière de la moto BMW 1000 de Tony Kelly. Sur une route dégagée, Tony pouvait emmener cet engin jusqu’à 210 km/h. S’il devait arriver quelque chose, je savais que cela prendrait peu de temps. Nous avons vu Kelly revêtir le maillot jaune à Pau, trouvé un petit restaurant et avons fêté son accomplissement avec une bouteille de vin.

Stephen Roche, notre autre compatriote dans la course, portait le maillot blanc du meilleur jeune du Tour. Ce soir-là, dans la ville basque, nous nous sentions fièrement irlandais, membres d’une élite privilégiée. Le jour suivant, nous avons attendu au col de Peyresourde et mesuré l’étendue de la catastrophe avec les minutes perdues par Kelly et Roche sur les nouveaux leaders. Même si voir nos garçons peiner en montagne était une épreuve difficile, il était impossible de ne pas être captivé par la grande course qui se jouait devant. Le Tour m’a fasciné comme aucun autre événement sportif et Tony m’avait à peine ramené à Dublin que j’ai parlé à ma femme de partir nous installer en France. En 1984, Paris devint notre lieu de résidence et je pus suivre la plupart des grandes courses du calendrier cycliste.

Une expérience en engendra une autre jusqu’à ce que j’accepte, au début de l’année 1993, d’écrire un livre sur le Tour de France pour l’éditeur britannique Stanley Paul, une série d’histoires tirées de trois semaines de pèlerinage à travers la France que j’envisageais de raconter comme des contes de Canterbury en lycra. Au début prendrait place l’histoire d’un débutant, le gamin disputant son premier Tour : il serait ébahi, verrait ses sens chamboulés et son corps malmené. Armstrong était un choix évident. Le coureur le plus jeune de la compétition mais aussi le débutant en qui de grosses attentes avaient été placées. Parfait.

Je ne sais pas ce qu’il en était de Lance mais j’étais gonflé à bloc et prêt. Il avait accepté de jouer le jeu et avait fait en sorte que je puisse me rendre à l’hôtel du team Motorola à Bourgenay, le soir du prologue. Aux Jardins de l’Atlantique, j’ai été abordé par son directeur sportif, Jim Ochowicz. Il m’a dit que Lance ne se sentait pas bien après sa course décevante dans le prologue. Il voulait savoir si nous pouvions réaliser l’interview plus tard, peut-être durant la journée de repos prévue sur le Tour. J’ai accepté mais j’ai continué de l’observer pour mes notes. Je l’ai regardé dans le village sous tente, à Avranches, le sixième matin, alors qu’un journaliste italien tentait de l’interviewer. Il ne se montra pas indélicat mais lorsque deux Françaises séduisantes en minijupe passèrent, il était clair qu’elles l’intéressaient beaucoup plus que les questions. C’était humain, ai-je pensé.

Me voici dans le château de la Commanderie, assis avec un jeune homme qui sera au centre de ma vie pour quasiment les vingt prochaines années. Il ne donne pas le sentiment que ceci sera le début d’une belle amitié mais ça va. En attendant, j’ai envie de tout savoir de lui.

Son père biologique ? « Je ne l’ai jamais rencontré. Ah, je suppose que je l’ai rencontré mais j’avais un an. Il est parti à ce moment-là. »

Le beau-père qu’il n’a jamais aimé ? « Quand j’étais jeune, je le suivais au pas. À cet âge-là, vous ne savez pas comment mépriser quelqu’un. Mais je vais vous dire, le premier jour où j’ai appris à mépriser quelqu’un, je l’ai méprisé. »

Pfiou ! Qu’est-il arrivé au chéri de sa maman et au débutant plein d’innocence ? Il parla de l’impact qu’eut, sur lui, la séparation de sa mère et de son beau-père. « Vous grandissez, vous avez 14, 15 ou 16 ans, vous êtes au lycée, les parents de vos amis divorcent et les enfants sont déchirés. Ils commencent à pleurer, ils sont bouleversés, tout ça. Mon beau-père est parti et j’ai fait la fête, voyez-vous, parce qu’on m’enlevait un poids énorme. J’étais désorienté car je pensais : “Eh bien mon gars, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? C’est un déchirement pour des gamins. Toi, tu vires ce gars et tu es en extase.” Pendant un temps, j’ai pensé que quelque chose ne tournait peut-être pas rond chez moi. »

J’avais envie de l’aimer. Les journalistes sportifs sont comme ça, surtout avec les jeunes athlètes, brandissant leur plume à travers les contreforts durant leur voyage sur le mont Olympe. Nous avons envie de dire que nous avons fait une partie du chemin avec eux. Que nous les connaissions avant que le monde ne les connaisse. Et cet Armstrong-là, vous saviez qu’il n’allait pas embarquer pour une vie ordinaire. Il avait quelque chose en lui qui le rendait différent de tous les autres jeunes sportifs que j’avais rencontrés. De la radioactivité. Comment savais-je cela ? Parce que c’était évident.

« Je veux dire que quand je suis en compétition, physiquement, je ne suis pas plus doué que n’importe qui d’autre mais j’ai ce désir, cette rage. Je suis sur le vélo et j’entre dans une rage quand je pousse un cri de cinq secondes. Je m’agite comme si j’étais possédé et mes yeux ont l’air de gonfler. Je jure, je sue encore un peu et le rythme cardiaque s’élève à quelque chose comme 200 pulsations par minute. »

Il marqua une pause, devint plus réfléchi. « Et c’est marrant, chaque fois que je fais ça, je pense à ma mère, je pense réellement à elle, parce que si elle était là… Elle n’a pas élevé un dégonflé. Jamais je n’abandonnerai. Jamais. Je ne le ferai jamais. Et c’est le cœur, mon gars, ce n’est pas le physique, ce ne sont pas les jambes, ce ne sont pas les poumons. C’est le cœur. C’est l’âme. C’est juste les tripes. »

J’ai quitté le château de la Commanderie en sachant que j’avais rencontré un gamin avec un avenir. Ce ne serait pas juste un coureur de plus dans le peloton. J’étais impatient d’en parler à Kimmage. De lui faire savoir que je venais tout juste de prendre l’ascenseur au rez-de-chaussée avec un gars qui était en train de monter.

A suivre le mardi 28 juin…