Depuis le paradis où il jouit du repos éternel, il est certain que Jean Stablinsky garde des vues sur l’enfer. Son enfer. Celui qu’il a contribué à fabriquer, à forger et à durcir. L’enfer du Nord. Lui l’immigré d’originaire polonaise, le fils de veuve et gamin de la houille, en connait quelque chose. Condamné à la mine par destin social, à ces journées sans soleil et cette vie sans bonheur, il s’en est sorti en battant le pavé. Habitué à s’épuiser pour vivre, à se battre pour survivre, il a fait de cet enfer son salut. Blanc comme un ver au matin, noir comme la suie au soir, il a fait de cette métamorphose le trait d’union de ses deux carrières : celles de coureur et de mineur. Aujourd’hui, il en a retrouvé les couleurs.

Pluie et boue au rendez-vous

Plus de 900 jours après sa dernière édition, Paris-Roubaix a fait son retour par la grande porte. La très grande porte. Le portail de l’Histoire par l’allée de la légende. En offrant à ses participants et téléspectateurs un décor automnal, il a envenimé tous ses pièges et trempé ses secteurs. Ce matin, à Compiègne, une pluie diluvienne a fait office de bienvenu aux coureurs, signant-là sa première apparition depuis 2002, et la victoire du grand Johan Museeuw. De ce dernier sacre du flandrien, il ne reste évidemment aucun survivant dans le peloton. Tous s’apprêtent à découvrir l’effet du pavé mouillé.

D’ailleurs, il n’a même pas fallu les atteindre pour que la bataille s’entame, avec faits d’armes et drames. Si un coup à trois avec Matteo Trentin (UAE Team-Emirates), Edward Theuns (Bahrein-Merida) et Max Kanter (Team DSM) prit momentanément les devants, ce fut un groupe d’une trentaine de bonhommes qui réussit sa fugue après 50 bornes de lutte. Parmi eux figure le jeune Florian Vermeersch (Lotto-Soudal) ou encore un certain Gianni Moscon (INEOS-Grenadiers). La cavale dure et se prolonge, au gré des chutes, crevaisons et défaillances effritant la tête de la course. Dès le premier secteur pavé, de Troiville à Inchy, les moins à l’aise se font immédiatement distancer, à l’instar de l’expérimenté Imanol Erviti (Movistar), découvrant qu’il déteste autant les pavés humides qu’il les aime secs. Secoué par le fracas des pierres et l’impact des gouttes, ce groupe ne tarde pas à se scinder et laisser l’impressionnant Luke Rowe (INEOS-Grenadiers) emmener avec lui Max Walscheid (Team Qhubeka NextHash), Florian Vermeersch et Nils Eekhoff (Team DSM). La malchance (ou la maladresse) élimine par la suite les deux premiers nommés.

Sous la lumière des phares, Edward Theuns et Max Kanter tentent de s'échapper en début de courseSous la lumière des phares, Edward Theuns et Max Kanter tentent de s’échapper en début de course | © ASO / Pauline Ballet

Averses d’infortunes

A l’entame de la trouée d’Arenberg, les dégâts sont déjà considérables. L’échappée est disloquée, le peloton morcelé. Peter Sagan (BORA-Hansgrohe), Mads Pedersen (Trek-Segafredo) ou encore Florian Sénéchal (Deceuninck Quick-Step) sont hors-jeu, victimes de chutes et de crevaisons. Philippe Gilbert (Lotto-Soudal), Sep Vanmarcke (Israel Start-Up Naion) ou Christophe Laporte (Cofidis) ont également été vigoureusement chahutés par les aléas de l’enfer. Surtout, la course se déroule sans aucun temps-mort, l’enchaînement des flaques d’eau et plaques de boue n’offrant pas de répit aux héros de cette 118e édition. Devant, les hommes de tête roulent tambour battant. Derrière, les favoris se livrent déjà. Dans la légendaire tranchée, Mathieu Van der Poel (Alpecin-Fenix) profite d’un écart de Wout Van Aert (Team Jumbo Visma) pour accélérer une première fois. Et à la sortie, Sonny Colbrelli (Bahrein-Merida) profite de la temporisation occasionnée par le regroupement pour se lancer à l’offensive, en compagnie du français Jérémy Lecrocq (B&B Hotels). Plus de 80 kilomètres restent à parcourir.

En délicatesse après une lourde chute, Peter Sagan n'a jamais été en mesure de peser sur la courseEn délicatesse après une lourde chute, Peter Sagan n’a jamais été en mesure de peser sur la course | © ASO / Pauline Ballet

De coureurs à pilotes

Peu à peu, les visages disparaissent et s’enfoncent dans une épaisse couche de boue, qui recouvrent les joues et brûlent les pupilles. De dos, la couleur des maillots reluit encore. Mais de face, tous sont semblables, réduits à lutter contre pierre et terre, dans un scénario où tous les survivants des premiers secteurs sont leaders. Pas d’aspiration, pas de protection, juste un combat d’homme à homme, entre force et pilotage, où la puissance du jarret compte autant que l’agilité des poignets. Et à ce jeu-là, Mathieu Van der Poel, en bon cyclo-crossman, est un esthète. Quelques coups de pédale et il prend la tête du groupe. Irrésistible, il se défait avec aisance de ses rivaux et s’envole vers son dessein, à 70 bornes du terme de l’épreuve. Van Aert est piégé. Les larmes de crasse écaillant son visage semblent trahir sa détresse.

Progressivement, Mathieu Van der Poel et Sonny Colbrelli reprennent les divers groupes intercalés, à la poursuite de l’italien Gianni Moscon (INEOS-Grenadiers), parti en diablotin à 50 bornes du vélodrome de Roubaix. Il faut dire qu’il en a tout l’air. Effarant d’adresse sur ces pavés détrempés, l’italien se joue de leur relief, maintenant sa bicyclette debout en véritable as du guidon. Sa maîtrise le porte et l’emporte. Du bourbier de Mons-en-Pévèle au secteur de Templeuve, il défend ardemment sa minute trente d’avance sur ses chasseurs et commence à croire en ses chances de victoire. Echappé matinal, il roule ainsi dans le sillage de Matthew Hayman, dernier auteur d’un tel exploit, en 2016.

Gianni Moscon (ici en tête) a été l'un des acteurs majeurs de cette 118e édition, parti à l'avant de la course dès le matinGianni Moscon (ici en tête) a été l’un des acteurs majeurs de cette 118e édition, parti à l’avant de la course dès le matin | © ASO / Pauline Ballet

Pourtant, le seul pavé qu’il touche de la main, c’est celui du secteur 7. Déstabilisé par un changement de vélo impliquant vraisemblablement un changement de pression pneumatique, le transalpin est soudainement tétanisé. Aux abois sur chaque aspérité, il est finalement revu et irrémédiablement lâché par une triade composée de Van der Poel, Colbrelli et Vermeersch. Eblouissant pour sa première participation à la reine des classiques, ce dernier est également rescapé de l’échappée matinale. Relativement discret cette saison, il crée la sensation dans la roue de ces champions.

Visages et maillots ont disparu sous la boue au fil de 260 kilomètres d'enferVisages et maillots ont disparu sous la boue au fil de 260 kilomètres d’enfer | © ASO / Pauline Ballet

Un final de moelleux

D’ordinaire consécrateur, le Carrefour de l’Arbre enterre Moscon, mais laisse la triade intacte. L’attitude de Mathieu Van der Poel parle d’elle-même. Eternel attaquant, coureur de panache, héros du spectacle, le néerlandais s’est résigné à disputer le pavé au sprint, vidé de tout tranchant. Son attitude souligne sa fatigue. Ses épaules se meuvent au rythme de ses pédales, sa tête dandine en suivant ses hanches. Comme tous, la course l’a usé et épuisé, ramené brutalement à sa mortalité. Plus embêtant, il est même lâché par sa lucidité.

Sonny Colbrelli, exténué, git aux côtés de son vélo dans l'aire d'arrivéeSonny Colbrelli, exténué, git aux côtés de son vélo dans l’aire d’arrivée | © ASO / Pauline Ballet

Premier à entrer sur le Vélodrome, il commet la fatale erreur de se placer au centre de la piste. Dans sa roue, Sonny Colbrelli et Florian Vermeersch attendent patiemment leur heure pour le déborder de toutes parts. Quand le néerlandais lance, il est déjà trop tard. Le coureur de la Lotto-Soudal a déjà pris les devants, rattrapé par un champion d’Europe déchaîné. Exténué, Van der Poel se rassied. Survolté, Colbrelli est gracié. Tombeur d’une édition de légende, il s’arrête et brandit son vélo en fier gladiateur, rugissant d’extase. Puis il se laisse aller sur l’herbe, laissant échapper un mélange de cris d’agonie et de bonheur, saisit conjointement d’éreintement et d’euphorie, prit de folie. A quelques mètres, Mathieu Van der Poel est lui-aussi juché au sol, finalement terrassé par la peine. Il est certain qu’il remportera un jour « l’enfer du nord ». Mais il restera éternellement le perdant de cette édition de légende. Paris-Roubaix ne s’est couru qu’une seule fois en octobre, et cette unique occurrence se place désormais au sommet de son mythe.

Par Jean-Guillaume Langrognet